Au sein des heures les plus sombres, parfois, une lueur d’espoir surgit d’un endroit inattendu. Pour moi, ce fut le jeu de go, cette pratique millénaire qui m’a apporté bien plus que des stratégies à déployer sur le Goban. Elle m’a véritablement insufflé une nouvelle vie, en offrant une vision renouvelée du monde et de mon être.
En 2004, je me suis retrouvé isolé, dans mon appartement à Pau, où j’avais débarqué pour poursuivre mes études post-bac. Perdu et désorienté, je me suis tourné vers le go pour remplir ce vide et donner un sens à ma réalité. Au sortir de trois années d’une handicapante dépression, le jeu de go est devenu une bouée de sauvetage, un lien me reliant à la civilisation, nouant timidement des amitiés, me poussant même vers des compétitions. Je me souviens encore de mes parties jouées au Marathon du Go, à Nantes, 24h de Go non stop avec quasiment aucun sommeil. J’ai eu ensuite le plaisir d’enseigner le go à de jeunes esprits curieux à la MJC de Pau pendant plusieurs mois. J’ai adoré toute cette période. Je m’étais aussi fixé un objectif ambitieux : atteindre le niveau de 1er dan en un an. Grâce à une détermination sans faille et une passion pour ce jeu fascinant, je jouais matin, midi et soir. Plusieurs longues parties par jour, mais aussi de très nombreuses parties courtes et rapides (appelées Blitz), pour atteindre en à peine plus d’un an le rang de 3e dan.
Le go m’a enseigné des valeurs fondamentales, qui sont restées vitales pour moi à ce jour.
La flexibilité
Chaque partie de go est comme un flocon de neige, unique et différente. Je me souviens de toutes ces parties où je planifiais avec précision mon angle d’attaque de départ, et où l’adversaire, par ses choix imprévisibles, m’orientait totalement différemment. L’adaptation est constante. Refuser d’ajuster sa posture mène inévitablement à la défaite. Il y a dans le Go cette envie de surprendre l’adversaire, de sortir des sentiers battus. Le tester. Le mettre en difficulté. Il n’y a rien de plus jouissif que de voir son adversaire perdre plusieurs minutes de son temps précieux pour réfléchir au coup surprenant – mais pourtant terriblement efficace – que nous venons de jouer. Nous sentons alors sa fragilité et le doute s’installer. Mais il en va de même lorsque sa réponse ne rentre absolument pas dans nos prévisions initiales. Dans une partie, le temps est compté. Nous devons toujours toucher du doigt le délicat équilibre entre les coups qui nécessitent de longues réflexions, et ceux qui doivent être joués intuitivement. Nous ne pouvons pas toujours tout calculer en conscience, sinon le temps manquerait.
Dans la vie de tous les jours, j’ai ainsi appris à me poser et à réfléchir en conscience pour faire des choix importants, mais aussi à faire confiance à mon intuition pour des moments de vie où mon inconscient me dit « t’inquiètes, je sais ce que je fais » alors que je ne dispose d’aucune information en conscience. Mon corps m’a prouvé à maintes reprises que si mon intuition me dit d’aller à droite, j’ai tout intérêt à aller à droite. Même si au final il fallait aller à gauche, je sais aujourd’hui que j’aurais la capacité de grandir de mon erreur pour en faire une force. Je ne peux pas toujours tout calculer et attendre d’être sûr de faire les bons choix. Sinon, le temps me manque. Et ma vie défile sans moi.
La patience
Certains duels de go peuvent s’étendre sur de longues heures, demandant une attention soutenue et une pensée stratégique globale. Parfois, l’adversaire semble avoir pris l’avantage, contrôlant d’importantes zones du Goban. C’est alors que l’art de la patience se dévoile, en laissant notre potentiel se développer lentement, sans précipitation, jusqu’à ce que, telle une forteresse sortie de nulle part, il s’épanouisse en un territoire inattendu.
Il y a des joueurs qui vivent leur propre insécurité intérieure directement sur le Goban. S’ils n’accumulent pas d’entrée de jeu de nombreux territoires, ils ont l’impression d’avoir perdu avant même d’avoir commencé. De mon côté, j’ai appris à jouer avec ces peurs. Je laisse ainsi mes adversaires se rassurer en leur concédant volontiers ces territoires, mais derrière je construis des influences qui, l’air de rien, s’affirment ensuite en territoires tellement immenses qu’ils se rendent compte, souvent trop tard, qu’ils avaient en réalité perdu la partie depuis un certain nombre de tours. Ils étaient tellement concentrés à accumuler leurs territoires qu’ils n’avaient pas vu mon influence globale dessiner ma future victoire. Et s’ils essaient de m’envahir à ce moment-là, ma forteresse est beaucoup trop solide pour les laisser ressortir vivant.
Le sacrifice positif
Il arrive que, dans certaines parties, le sacrifice devienne inévitable. Laisser un groupe de pierres à l’adversaire peut sembler être une perte à court terme, mais parfois, c’est cette perte qui ouvre la voie à une victoire plus grande. Ainsi, le go m’a enseigné à voir au-delà des pertes immédiates pour entrevoir tous les bénéfices potentiels.
J’ai eu des choix très difficiles à faire dans ma vie. Et c’est grâce au Go que j’ai aussi pu me libérer de cercles vicieux et que je profite aujourd’hui 24h/24 d’un amour bienveillant et sécurisant avec mon équipière.
L’effet papillon
Une seule pierre sur le Goban peut sembler insignifiante, mais son impact peut s’étendre au-delà de ce que l’on imaginait au départ.
Je me souviens d’une partie où j’avais, malgré moi je dois l’avouer, laissé une pierre inactive dans le territoire de mon adversaire. Elle était « morte », mais elle laissait planer le doute de pouvoir à un moment donné s’échapper ou se connecter à un autre de mes groupes, lui bien vivant. En jouant sur la peur de mon adversaire, j’ai pu ainsi m’approcher très près de son territoire et plutôt que de me repousser avec ferveur, il s’est protégé de manière très défensive, de peur que ma pierre soit à l’origine de l’écroulement de l’ensemble de son territoire. Cette seule pierre lui a fait perdre l’équivalent de plus de 10 points de territoire simplement grâce à son influence psychologique. Au go, on appelle ça jouer avec « l’aji » d’une pierre.
Rebondir après avoir touché le fond
Il y a des moments dans la vie où tout semble perdu, où nous touchons le fond. Tout comme dans une partie de go où notre adversaire semble avoir le contrôle total du Goban. Cependant, c’est dans ces moments que nous pouvons puiser en nous la force de rebondir et de déployer une nouvelle stratégie qui nous permettra de renverser la situation et de reprendre confiance en nos capacités. Je me souviens de toutes ces parties où malgré la domination de mon adversaire, je continuais à jouer mon meilleur jeu pour grappiller point après point sans me décourager. Quelquefois cela n’était pas suffisant, mais plus d’une fois les parties se terminèrent avec un tout petit demi point de territoire d’avance. Au go, il y a toujours durant le décompte final des points supplémentaires attribués à blanc parce qu’il a commencé à jouer en second, ce qui représente un certain handicap. Selon les régions du monde, on donne à blanc 6.5 ou 7.5 points pour compenser son retard. Ce qui signifie qu’aucune partie ne peut se terminer en match nul. Il y a souvent des victoires avec ce seul demi point d’écart chez les professionnels. C’est une lutte de chaque instant. Et les remontadas sont courantes. L’impact psychologique est énorme. Quand l’adversaire voit ses points disparaître, coup après coup, il sent son avance diminuer et il peut avoir tendance à paniquer à ce moment-là.
Le jeu de go a été pour moi un véritable sauveteur, une métaphore qui a transcendé le simple cadre du jeu pour influencer et façonner ma vie d’une manière que je n’aurais jamais imaginée. Si vous vous sentez perdu, si vous traversez une période difficile, n’hésitez pas à vous investir dans n’importe quelle passion qui pourrait vous aider à vous reconnecter à vous-même et au monde qui vous entoure. Qui sait, peut-être découvrirez-vous, comme moi, que les leçons les plus précieuses se cachent parfois dans les endroits les plus improbables.